Laura Waddington

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Matière de frontière / Frontière de la matière: Analyse comparative des films de Laura Waddington et Sylvain George: BORDER & NO BORDER

Par Chloe Belloc

Épisode I: Sur la frontière

Le thème des migrants dits clandestins hante l’actualité française : un thème surinvesti, surexposé à un point tel que les filmés finissent par devenir invisibles. Trop voir, c’est aussi ne plus voir. Border de Laura Waddington et No Border de Sylvain George sont deux films dont les formes cinématographiques s’attachent à faire voir ceux qui, dans le torrent des images médiatiques contemporaines, le plus souvent réductrices, restent invisibles. Deux films réalisés dans l’urgence, une urgence double ; celle d’attester d’une réalité induite par des politiques publiques iniques et, celle de penser l’image. Deux films qui, dans leur appréhension cinématographique du réel, explorent le champ de l’expérimental : les usages reçus de l’image sont inquiétés ; son rôle, sa plastique et sa force spéculative reconsidérées1. L’image est travaillée au corps : le champ du réel est investi à partir « non pas des usages du cinéma mais de ses puissances »2. Au regard de l’invisibilité des migrants dans les représentations actuelles, les deux réalisateurs ont investi ce champ du possible pour tenter de redonner une visibilité à ceux qui n’en ont pas. L’un place sa caméra aux alentours du camp de Sangatte, l’autre dans les rues de Paris.

« En 2002, Laura Waddington a passé plusieurs mois dans les champs autour du camp de la Croix Rouge à Sangatte avec des réfugiés afghans et irakiens qui essayaient de traverser le tunnel sous la Manche pour rejoindre l’Angleterre. Filmé entièrement de nuit avec une petite caméra vidéo, Border est un témoignage personnel sur le sort des réfugiés et la violence policière qui a suivi la fermeture du camp »3. No Border quant à lui – filmé en super 8 noir et blanc – s’apparente à « Paris, ville ouverte. Vertiges des commémorations. Ruines. Vents. Marées. De jeunes migrants irakiens, afghans, iraniens errent dans les rues, entre soupes populaires et camps de fortune. Partant, ils mettent en crise l’ordre des choses et la société bourgeoise »4.

Deux films en forme d’essai dans lesquels se télescopent le politique et le poétique, l’expérimentation et le document, la sophistication formelle et l’information brute. Deux gestes créateurs singuliers qui bousculent la perception du réel en remettant en cause les catégories admises entre vrai/faux, objectif/subjectif, rationnel/irrationnel, réel/irréel, impossible/possible. Deux films qui partent de la question des migrants pour aboutir à la question du politique et de l’image. Les écritures cinématographiques qu’ils déploient n’en sont pas moins radicalement différentes.

Voir en trois temps ce qu’ils disent et proposent sur la question de la représentation par l’image des réfugiés et des migrants en France:

Épisode 1- Sur la frontière- Le film comme inscription des migrants dans un territoire commun du « non-lien »
Épisode 2- À la frontière- La reconstruction du réel entre politique et expérimentation
Épisode 3- Àu-delà de la frontière- Films-essai pour une retranscription singulière de l’exil et de ses traces

Et dans cet article, le premier épisode :

Sur la frontière
Le Film comme Inscription des Migrants
dans un Territoire Commun du « non-lien »

Les réalisateurs de Border et de No Border placent leur caméra à la frontière de l’Occident – au point d’impossibilité (soit sur le point d’une situation intolérable qui pourtant existe). Le geste qui pousse ces cinéastes à prendre leur caméra, c’est la nécessité d’attester d’une situation qui leur est insupportable et ce, dans une démarche de réinscrire les migrants dans un territoire du commun, un territoire où est rendue visible la réalité du « non-lien », soit d’une société indifférente à ce qui se joue en ses marges. Il s’agit ici de mettre en valeur comment – par les procédés de montage, par le choix des angles de vues et des plans, et par la manière dont ils articulent le singulier au collectif – Sylvain George et Laura Waddington construisent un espace filmique où les réfugiés et les migrants se voient inscrits dans un espace du commun : leur exclusion signe alors la mise en abîme d’une société du « non-lien ».

Couture versus Coupure
Montage narratif à effet mnésique vs Montage dialectique à correspondances poétiques
Esthétique fluidifiée vs Esthétique fragmentée

Partant tous deux du point d’impossibilité où puise l’origine d’une écriture filmique comme tension permanente entre plusieurs champs de force (visible/invisible, possi ble/impossible, réel/irréel), Border et No Border signent néanmoins deux écritures radicalement différentes : une écriture où le montage est envisagé comme couture chez Laura Waddington et une écriture où le montage est placé sous le signe de sa puissance de coupure chez Sylvain George.

Border de Laura Waddington se caractérise par écriture narrative minimaliste : « Je pense qu’on a besoin de réduire les choses à l’essentiel, au minimum, et ce afin de se rapprocher de la réalité de ce lieu et du fait qu’il ait pu exister ici »5. C’est à l’aune de cette démarche que se comprend le choix du court-métrage. La caméra de Laura Waddington fonctionne à l’intuition : elle ne commence pas par penser pour filmer ensuite, elle filme d’abord puis organise sa réflexion à partir de l’image que lui a donnée la caméra. Le film se fait littéralement sur l’écran – au sens propre comme au sens figuré: « en premier, je mets juste les images ensemble et j’essaye de trouver un mouvement, de recréer instinctivement un mouvement à travers l’espace »6. Le montage consiste ici essentiellement en une couture de longs plans-séquences fixes où les coupes tendent à disparaître se fondant dans de « faux-raccords » induits par la continuité d’un mouvement de caméra et l’unité colorimétrique des images qui se succèdent. Un montage qui consiste à éliminer les protocoles de ruptures tel qu’érigés dans le montage narratif classique induisant ainsi un effet de continuité de l’ordre du flottement. Un montage qui fonctionne comme une escalade progressive de la violence et de la déshumanisation.

Le film s’ouvre sur un carton expliquant que la réalisatrice a suivi des réfugiés qui tentaient de traverser la frontière entre la France et l’Angleterre en se cachant sous des camions ou dans des trains, puis enchaîne sur l’image d’un réfugié tapi au milieu des buissons en contre-bas d’une voie ferrée dans un comportement à la fois hagard et pétrifié. Le geste même de la tentative de passer la frontière contient, en lui-même et constamment en hors-champs, la menace de la traque policière, traque qui entre à proprement parler dans le corps du film au bout de la onzième minute et qui ne cessera de réapparaître à l’image à partir de ce moment là, se révélant dans son paroxysme à la fin du film. Celui-ci est ainsi construit autour du geste de la tentative de passer la frontière et ce, dans une tension constante avec le hors-champs (la traque policière) mais aussi dans la tension propre que contient ce geste pour celui qui le vit. L’usage que LW fait du premier plan que nous venons de décrire est à cet égard révélateur. Ce plan revient à deux reprises dans la première partie du film : il s’agit du même plan mais dans la suite de son évolution, retranscrivant ainsi l’hésitation du geste (franchissement de la frontière) qui tend à se déployer puis à se replier, pour se re-déployer à nouveau, et se replier ensuite. Cette coupe du même plan incorporé en différents endroits du film parvient à reproduire le temps de l’attente angoissée imprimant à la fois sa dimension temporelle et sa dimension existentielle. Cette dernière dimension est imprimée dans le film grâce à une narration fournie par l’ « image-rêve » – image à la texture vibrante créée par l’utilisation d’un obturateur grand ouvert.

La narration de Border est, en effet, placée sous le signe de la réminiscence: au début du film, la réalisatrice explique en off : « plus tard, quand je me suis rappelée du camp, c’était presque comme dans un rêve ». Comprenons ici un rêve qui, dans la veine du cinéma expressionniste allemand, revêt les allures du mauvais rêve, du cauchemar et de tout ce qu’il contient en lui d’angoisses existentielles. Or, dans l’inconscient, le souvenir agit sous la forme d’images photographiques. On voit ici comment une démarche cinématographique qui donne la préséance à la révélation d’une prise de vue saisie en continu et dans la durée aboutit à un montage comme couture de plan-séquences fixe (qui signent précisément un style photographique tout en y imposant le mouvement) duquel surgit une narration expérimentale fournie par le rêve, par la réminiscence. La musique, telle qu’elle est conçue dans sa composition formelle, vient appuyer la narration expérimentale du « rêve » : « l’espace unifié » de Border vibre au rythme unifié de la musique de Simon Feischer conçue comme une boucle musicale où le même motif se répète inlassablement, créant un espace sonore comme suspendu dans le temps.

Border est ainsi un film qui s’en réfère à la révélation de la prise de vue de laquelle jaillit un montage conçu comme couture. No Border, au contraire, réactive les potentialités discursives et poétiques du montage dans ses dimensions multiples.

Dans sa construction globale, No Border se présente comme l’agencement dialectique de trois espace-temps: la commémoration de la révolution française, la « vie nue »7 des migrants et la marche d’un collectif de « sans-papiers ». Ces trois espaces-temps se déroulent tous dans le même espace urbain : la rue parisienne. Il s’agit d’un film conçu comme un tissu extrêmement dense où le cinéaste isole des moments forts au lieu de se concentrer sur la création d’une forme esthétique fluide : ici il n’y a pas d’espace narratif global, « ce qui unit les figures vues à l’écran est leur commune référence à un même espace social, non leur intégration dans une diégèse »8.

Chacun des espaces-temps est conçu comme un moment singulier de significations retranscrivant une respiration et une tension propre, qui leur permettrait presque de fonctionner seul. Le film en vient à former une constellation saturée de tensions qui révèlent l’impossibilité politique – au sens du vivre-ensemble – de la persistance d’une telle situation (celle des migrants dits clandestins en France et en Europe). La construction de ces espaces-temps fonctionne comme des images dialectiques – c’est-à-dire comme des « mises en arrêt aux fins de restituer les choses dans leur intégrité »9. La création de ces images dialectiques vise à révéler par le montage ce qui ne peut être donné à voir dans la réalité avec la même violence du fait de son caractère épars et diffus dans le quotidien. Le montage de No Border isole des pans de réalité significatifs pour – comme le dit en substance Nicole Brenez – faire voir non pas ce qu’on ne voit pas mais l’évidence qu’on se refuse à voir10.

Trois espace-temps qui, dans la réminiscence du souvenir de l’après-projection pourraient presque donner l’illusion de seulement trois séquences et ce, principalement du fait de l’usage des cartons-citations qui viennent ouvrir chacun de ces espaces-temps selon le registre d’une esthétique du « choc » qui agit comme rupture. L’inscription qu’ils énoncent n’agit pas avec la simplicité énonciatrice traditionnelle du cinéma muet comme indication narrative mais agit en ce qu’elle imprime comme par effraction un énoncé littéraire. Le premier carton est à cet égard significatif : les phrases semblent comme trop longues pour être contenues dans un seul et même carton. Son sens ne se révèle pas d’emblée, il est à chercher, il questionne. De part et d’autre du film, les cartons-citations de Baudelaire, Ceylan, Benjamin… s’inscrivent en correspondances poétiques. Le texte devient image.

Le second espace-temps du film – la « vie nue » des migrants – est le geste le plus significatif d’une construction où s’agencent différents espaces-temps composés tels des phrases filmiques qui contiendraient le mouvement d’une respiration qui leur soit propre en arrivant presque à s’auto-suffire. Le cinéaste saisi trois « fragments de vie » (trois séquences) de personnes différentes en des lieux différents mais qui attestent tous du dénuement extrême dans lequel vivent certains migrants à Paris (à cœur ouvert en pleine rue, retranchés dans les recoins de la ville, cachés dans les hôtels miteux). Le tout fonctionne comme la révélation d’un paysage d’ensemble qui est celui du désastre. Chacun de ces fragments de vie retranscrit l’écoulement suspendu d’un temps qui n’attend rien, le temps d’une vie condamnée. S’imprime une continuité filmique, une sensation d’écoulement du temps dans la durée, car chacune de ces trois séquences est montée de façon à produire un effet de long plan-séquence. Chacune est entrecoupée par un plan-séquence d’un lieu de passage de la ville où défilent en continu les passants ; le dernier se déroule dans une image au négatif inversé. Si les séquences du dénuement des migrants clignotent avec les plans-séquences de foule, ils ne se font pas de l’œil : «le montage les rapproche de force, pour autant ils ne communiquent pas, rien ne passe de l’un à l’autre, rien ne va de l’un à l’autre, si bien que le montage, en obligeant à cette cohabitation induit au contraire l’idée forte d’une ségrégation des corps, chacun à l’abri ou prisonnier dans l’espace de son plan»11. Les migrants apparaissent alors comme le refoulé organique du corps républicain, comme la lie du ventre de Paris condamnée dans les tréfonds de ses boyaux.

Lorsque, dans le premier espace-temps du film (la commémoration de la révolution française), Sylvain George monte successivement des plans représentant une foule immobile qui attend et les avions de guerre dans le ciel, ce ne sont pas seulement deux éléments du 14 juillet qu’il confronte, ce sont deux sphères plus larges, deux univers qui s’ouvrent à la pensée, sollicitée par le fragment. L’alternance répétée de ces deux plans, associée à la musique contemporaine qui tonne instaure un malaise, un état d’intranquilité, quelque chose de l’anormal, de l’inquiétant, de profondément dérangeant, comme un climat de guerre larvée. Des rencontres entre des images et des musiques contemporaines qui, par rupture, créent des rencontres silencieuses. A titre d’exemple, la séquence silencieuse où un homme atteste auprès du cinéaste de la réalité dans laquelle il vit est une des plus fortes du film. Ses paroles ne se font pas entendre mais c’est le corps tout entier qui montre, qui désigne la réalité dans laquelle il est réduit à vivre. Ce moment n’aurait sans doute pas là même force sans le silence créé.

Dans la nature même de la musique et de l’effet qu’elle produit ainsi que dans le montage où se joue la création d’images dialectiques qui agissent comme phrases filmiques sans récits mais où « des thèmes s’entrecroisent par contre-point, récurrences, et réaction en chaînes entre les plans »12 se lit l’héritage vertovien du montage à intervalles. Au final, le montage de No Border signe l’affirmation d’un geste politique sans équivoque. De fait, le film qui faisait dans sa version initiale plus d’une heure a finalement été réduit à 23 minutes. Un found footage à dessein élégiaque13comme recherche de rendre visible l’invisible, évident ce qui est caché, manifeste ce qui est masqué, en l’occurrence ici les corps des migrants comme le refoulé du corps républicain, corps républicain indifférent à ce qui se joue en ses marges, corps migrant qui tente de se ressaisir de son destin dans le troisième et dernier espace-temps du film – la marche des sans papiers.

« Unicité » versus Polyphonie
Répétition du motif dans l’espace du même vs « mise à nue » polyphonique de l’urbain

Ce qui caractérise la conception du cinéma de Border, c’est l’organisation et l’évolution des flux à l’intérieur de chaque plan. Partant du point d’impossibilité que nous avons mis en exergue, Laura Waddington conçoit l’espace du film comme tension constante de la frontière, de l’entre-deux. Le plan-séquence fixe s’inscrit ici dans une recherche de saisie de la réalité où deux mondes se croisent dans un même espace sans se voir. Le cadre de Border donne à voir des réfugiés qui marchent en errance dans les champs, happés par les broussailles du paysage nocturne, à l’orée d’une route sur laquelle passent par intermittence des voitures qui viennent s’inscrire de face dans le champ de la caméra : elles impriment de ce fait sur l’image uniquement la lumière de leurs phares. Les phares des voitures renvoient par métaphore à la société française. Comme l’explique la réalisatrice, pour les réfugiés « ces phares représentaient le peuple français avec lequel ils avaient très peu ou pas de contact ». Ici se traduit le souci de la réalisatrice de traduire la réalité de Sangatte d’une manière qui soit la plus proche du vécu réel des réfugiés bien qu’elle soit absolument consciente que cette tentative soit par essence impossible: « Je savais que je ne pourrais pas représenter cette réalité du point de vue des réfugiés mais j’ai tenté d’être au plus proche de ce que j’ai vu »14.

De par l’usage de longs plans-séquences fixes, ce motif de la « non-rencontre » se reproduit plusieurs fois au sein du même plan et dans une même unité de temps. Images-temps qui fonctionne comme une allégorie du « dé-lien », c’est à dire d’une société dans laquelle prime l’indifférence vis-à-vis d’une situation qui a pourtant lieu sous ses yeux, au sein même de son pays, comme si ce qui se tramait à Sangatte n’était pas du ressort de la population française. Or, la réalité de Sangatte est permise du fait de l’existence d’une politique migratoire mise en place par le gouvernement de cette même société démocratiquement élu. C’est la réalité de ce paradoxe qui est ici mise en abîme. L’image permet ici un face-à-face du registre de la contemplation sur cette réalité du « dé-lien », de la disparition du lien social, de la négation de l’autre. La violence du cinéma et la violence du dé-lien se rencontrent ici avec puissance. De même, nous avons évoqué plus haut le découpage opéré par le montage d’un même plan-séquence. Dans le cadre de ce plan, les réfugiés sont tapis dans l’ombre des buissons à l’orée d’une voie ferrée qu’on ne distingue pas à l’image. La révélation de la voie ferrée s’opère quand défile un train à grande vitesse mais qui, du fait de l’obturateur grand ouvert de la caméra, lui fait revêtir une apparence de traits lumineux qui apparaissent et disparaissent de manière extrêmement fugace. Ici s’imprime l’obscène contraste d’un monde mondialisé où le développement des moyens de transports permet une circulation des individus et des marchandises sans précédents là où d’autre sont condamnés à l’immobilité, encagés à la frontière. Une image unifiée comme un flottement dans laquelle surgit avec d’autant plus de violence, la lumière des phares ou des trains.

C’est donc l’usage du plan-séquence qui permet la répétition de contraste visuel lumière/nuit (presque comme des chocs) dans une même continuité filmique qui rend évident le constat: l’anormalité du « non-voir » (ou l’indifférence) est devenue la règle. Les seuls à être détenteurs de lumières dans cet univers de la nuit, ce sont les voitures et les policiers qui cherchent, à l’aide de leurs lampes torches, les réfugiés cachés dans les buissons. La dualité convenue entre lumière-humanité/nuit-barbarie se trouve ici inversés : la société « éclairée » s’aveugle de sa propre lumière dans la négation de l’autre. Parce qu’il y a ici inscription des migrants dans un territoire commun, la norme du non-voir se révèle dans sa normalité quotidienne et imprime par là l’anormalité de la situation. Dans ce « no man’s land », ce qui devrait être exception est devenu la règle. Cette mise en abîme est un geste revendiqué par la réalisatrice : « c’est extrêmement choquant que ce lieu puisse exister sans que les gens ne le réalisent vraiment »15. Alors qu’elle place sa caméra précisément à Sangatte, le « corps » du camp n’est jamais présent à l’image, il est renvoyé dans l’espace du hors-champs. On ne rentre jamais dans l’antre du camp. On ne voit jamais Sangatte – à peine on en entraperçoit ses barreaux à deux reprises. Les barreaux agissent comme une métonymie du centre, et renvoie par métaphore à son univers carcéral de contrôle des corps.

Là où Border se joue sur la répétition (du réel/de la situation), No Border se joue sur la nudification (du réel/de la situation).

Ce qui caractérise le cinéma de No Border, c’est la recherche d’une « mise à nue » du réel qui s’opère par la « mise à nu » de la ville et de sa réalité sociale soi-disant cachée. Paris, ville ouverte, comme passée au scalpel du gros plan et à la caresse de lents panoramiques : alternance répétée de rythmes qui permet la saisie d’une même réalité sous l’angle d’une multiplication des points de vue.

Chaque espace-temps, chaque séquence est ainsi réinscrite de manière minutieuse dans le contexte urbain dans lequel elle prend place. A titre d’exemple, les trois séquences sur la vie des migrants à Paris agencent toutes avec le même souci minutieux les détails de cette vie (inscription de la réalité filmée dans les détours sinueux de la ville, mise en valeur d’éléments descriptifs de cette réalité sociale, visages et corps significatifs saisis à différentes échelles de plans). La réalité est réinscrite très précisément là où elle se situe : l’une des séquences par exemple révèle comment ce qui tient lieu de vie aux migrants se situe au bout d’une impasse à la frontière d’un terrain vague au pied duquel s’élève un immeuble moderne. Après avoir par une série de gros plan mis en abîme le dénuement dans lequel se déroule la vie ici (lit à même le sol, cartons faisant office d’abris, chaussures comme abandonnées à la rue mais soigneusement rangées révélant par là qu’elles ont été déposées par son propriétaire afin de se coucher…), un lent panoramique part de ce lieu puis remonte lentement à la verticale jusqu’à saisir la façade d’un immeuble moderne, que le panoramique continue de dérouler dans un mouvement horizontal: la «vie nue» des migrants se déroule littéralement sous les yeux des Parisiens. Dans la manière dont est exposé ce paysage du désastre, se révèle l’influence du Goldman de « Pestilent City » où le cinéaste tendait à montrer New York sous le signe d’un cercle infernal.

Dans No Border, le gros plan révèle sa dimension chirurgicale, sa force de fragmentation: il capture, découpe, isole des morceaux de réalités et leur prête de ce fait une nouvelle existence (comme c’est le cas pour le plan des chaussures par exemple). Associé au montage haché, le gros plan brise simultanément la continuité spatiale et temporelle, et produit des effets violents d’hétérogénéité. Un moment est à cet égard exemplaire : SG associe différents gros plans des façades de Paris où se succèdent hôtels miteux, vitrines de magasins, immeubles quelconques mettant par là en exergue la multiplicité des réalités sociales qui se situent ici (vie de consommation, vie de dénuement). Un plan d’ensemble vient finalement révéler que les différents plans qui viennent de se succéder appartiennent tous au même espace urbain, et précisément à la même rue. Ce même effet (la mise en abîme de la différence dans un même espace) se reproduit à distance dans le corps du film. Dans le premier espace-temps du film – celui de la commémoration de la révolution française – surgit par exemple le plan d’un panneau de signalisation « Charles De Gaulle-Etoile » là, où dans le second espace-temps du film – celui de la vie nue des migrants – surgit un autre panneau de signalisation « Gare de l’Est ». Cet exemple renvoie à l’évidence d’un film cherchant à attester comment se joue la répartition de l’espace urbain entre les différente couches sociales de la population.

Cette idée de cartographie urbaine induite par l’usage répété du gros plan nous amène à nous arrêter sur la première image du film : le prologue du film s’ouvre sur la saisie de manière très rapprochée de l’ombre reflétée par le feuillage d’un arbre. Le gros plan en même temps qu’il déréalise l’objet jusqu’à le rendre méconnaissable, en révèle des aspects inconnus : ici, le mouvement ondulant des feuillages saisi en gros plan évoque comme une sorte de carte dont les contours ne cesseraient de se déplacer, comme une poésie du déplacement. « Si des appareils décomposent le mouvement et vont explorer le domaine des infiniment petits dans la nature, c’est pour visuellement nous apprendre les drames ou les beautés que notre œil, objectif impuissant ne perçoit pas»16. Ici le gros plan d’ouverture agit bien comme une sorte de prologue du film en ce que le film va chercher à créer des images dialectiques aux fins d’explorer dans l’espace diffus (infiniment grand) de la ville les réalités qui, une fois mises côte à côte, feront surgir dans les interstices du politique et du poétique le drame de la société actuelle, où s’opère l’exclusion de certains et leur tentative d’y résister aux côtés de l’indifférence tranquille des autres.

Articulation du singulier et du collectif

On se situe ici dans deux documentaires où il n’y a pas de personnage à proprement parler. L’abolition de l’homme central, conducteur ou guide fictionnel, catalyseur et maître finalement de ce qui l’entoure, n’existe pas ici, précisément parce que les deux filment montrent une société qui ne permet pas à ceux qui sont dépeints d’être détenteurs de leur destin en propre. Paradoxalement, le corps humain est en fait bien présent, fortement marquant. D’une certaine manière peut-être plus monumental ; quand, dans un film où les personnes sont présentées comme personnage collectif (LW) ou corps-collectif (SG), et que de ce collectif surgit soudain l’individu, la dimension irréductible de l’homme agit avec une puissance singulière. Deux films qui cherchent à attester de ces deux réalités là comme destin collectif mais qui en même temps articule au collectif le singulier.

Dans Border, l’absence de visages clairement visibles à l’écran renvoie à un impératif de tournage17. Un impératif qui s’allie ici à un choix : aucune paroles directes des réfugiés ne se donnent à entendre18. L’incommunicabilité et la solitude des êtres ne sont pas attachées à des personnages identifiables et, pour autant s’opère un processus d’identification avec les réfugiés en tant que personnage collectif. Ceci est dû au fait que le film revêt les allures d’une errance qui suit au plus près celle des réfugiés. L’association, tout au long du film, d’une image expérimentale – où les couleurs s’ouvrent et se ferment ; les réfugiés apparaissant et disparaissant par intermittence – à de vifs mouvements de caméra cherchant à suivre le déplacement d’un réfugié, fait apparaître ces derniers comme des ombres mouvantes courant dans la nuit. Tels des fantômes errants et traqués, évoquant «les somnambules-funambules qui traversent le cinéma expressionniste allemand»19: «livrés à eux-mêmes, cherchant l’élévation et toujours prêt à chuter»20, sur le fil de la mort, à la frontière de deux pays. Cette manière de filmer les réfugiés renvoie au déni d’identité qui s’opère dans ces lieux, et au sentiment de perte d’identité qui s’opère pour les individualités qui vivent cette réalité dans leur chair. Comme le dit en substance la réalisatrice, à Sangatte, elle avait l’impression de se retrouver dans un lieu totalement déshumanisé, où les réfugiés couraient semblables à des ombres à travers les champs, « je me suis efforcée de les représenter comme tel ».

Cependant, à plusieurs reprises, l’individualité surgit de manière significative. La plus marquante consiste en l’inscription d’un long plan-séquence quasi-fixe où la réalisatrice suit les mouvements dansant d’un réfugié enveloppé d’une couverture qui finit par virevolter dans les airs. La durée du plan et sa colorimétrie distincte du reste du film traduit la volonté de la réalisatrice de réellement mettre en abîme ce geste qui signe la réappropriation de soi dans l’espace du déni et inscrit alors ce geste avec une puissance éminemment singulière. De même, le premier plan de Border montre un réfugié seul, tapi dans l’ombre. Ce plan – dans la continuité de l’évolution de son mouvement -, revient à plusieurs reprises dans le corps du film. Sur ces images, la réalisatrice nous parle d’un de ses amis qui a perdu la trace de ses parents en fuyant le Pakistan. Sur ces mots, le réfugié se fond totalement dans l’image happé par les buissons. En off, elle nous dit alors qu’elle aussi a finalement perdu la trace de son ami. Ainsi se joue, dans le corps du film, la disparition d’un proche de la réalisatrice qui fait écho à la disparition qu’un autre a lui-même subi; la disparition de l’autre, peut-être la peur la plus primaire tapie en chacun de nous. Les bribes de destin singulier qui nous sont permis d’entendre se fait par la voix de la réalisatrice, une voix intime renvoyant à sa relation avec les gens qu’elle filme, et qui permet par là la réinscription du singulier dans la réalité de la disparition avec laquelle le processus d’identification s’opère.

Dans No Border, il n’y a pas de personnes érigées au rang de personnage. L’identification, si elle doit s’opérer, se fait non pas au destin singulier d’un ou de plusieurs individus mais au destin collectif du « corps-politique ». Politique au sens de polis, « cité », « vivre-ensemble ». Or, comme le dit en substance Jacques Rancière, la politique commence quand des êtres destinés à demeurer dans l’espace invisible gagnent le champ du visible pour s’affirmer copartageants d’un monde commun[xxi]. L’écriture filmique des corps se comprend à l’aune de cette tension dialectique entre corps visible et corps invisible. De fait, chaque espace-temps révèlent à l’image des personnes différentes qui finissent par se fondre en trois corps commun : le corps-commémoratif (le corps visible), le corps-lie (le corps invisible), le corps-manifeste (le corps invisible qui se réinscrit dans le champ du visible).

Au sein de cette configuration des corps, vient s’imprimer la réinscription du singulier dans le collectif. A plusieurs reprises, le cinéaste vient saisir des visages en gros plan. Par montage, ce geste de saisie du visage est reproduit au ralenti. L’usage à la fois de la répétition et du ralenti – qui est une sorte de gros plan temporel – vise clairement à faire surgir de la continuité filmique un visage particulier. Une différence pour faire sortir ces visages de leurs places assignées, de les « émanciper des destinations à résidences »[xxii], leur « permettre de se délivrer »[xxiii], en bref de réinscrire l’irréductibilité des êtres au-delà de la place à laquelle la société les assigne. Ainsi, le cinéaste vient par exemple saisir de cette manière le visage d’un policier aux traits particulièrement significatifs: la mine patibulaire du surveillant de la commémoration du 14 juillet. Le choix de la mise en valeur de ce visage là au regard de ce que nous venons de mettre en valeur est net : est ici dressé le portrait d’une personne coincée dans ses représentations, en l’occurrence ici son rôle de représentant de l’ordre. Ce portrait signe aussi comme un rappel de ce que peut contenir de mortel une abnégation de soi dans une fonction sociale. On se rappelle comment dans l’Histoire les pires atrocités ont pu être commises au nom de l’application des ordres. D’autres visages sont, selon le même procédé, saisis dans la foule du défilé des sans-papiers (ceux d’une femme tenant un haut parleur, d’un homme qui porte au coup un carton où s’inscrit l’un des slogans de la mobilisation, mais aussi ceux d’un homme et d’une femme aux traits profondément mélancoliques, au sein de la foule mais comme dans un retrait intérieur).

A ce deuxième niveau de lecture, doit être ajouté un troisième niveau : si le premier et le troisième espace-temps du film dresse le portrait d’une foule (la foule de la commémoration et la foule du défilé des sans-papiers), le second espace-temps, on l’a vu, est tout autre. Dans cette séquence, SG saisit également de multiples portraits collectifs de personnes discutant, faisant la queue à la cabine téléphonique, lisant les journaux… Au sein de ces séquences, un visage est finalement mis en exergue de manière particulièrement significative puisque le second plan, en plus du ralenti, se voit également brouillé. C’est celui d’un homme qui avait auparavant guidé le cinéaste dans l’intimité de son « lieu de vie ». Un visage ici encore aux traits particulièrement significatifs. Cet homme n’est plus en posture de résignation mais en position d’attester et donc, ne serait-ce que de ce fait, dans le mouvement de quelque chose, comme le mouvement imperceptible de l’âme dont les signes viendraient s’imprimer sur les grains brouillés de l’image.

Partant du même point initial, soit du point d’impossibilité où surgit l’intolérable, Sylvain George et Laura Waddington se saisissent de leur caméra pour apporter un regard autre – que celui présenté par l’image médiatique et par le discours politique – sur la situation des migrants à Paris et des réfugiés à Calais. Deux films qui investissent par conséquent le double champ du politique et de l’image. Dans les deux films, l’image est une surface d’équilibre particulièrement sensible entre le domaine intérieur et le domaine extérieur[xxiv]. Mais, là où chez Laura Waddington la déformation du visible est induite par la projection du moi sur le monde, elle est induite chez Sylvain George par une traduction du moi en tension dialectique avec le monde. Deux films qui signent au final deux registres radicalement différents d’écriture où l’un s’en réfère à la révélation de la prise de vue là où l’autre réactive les potentialités du montage dans ses dimensions multiples. L’un revêt les traits d’une esthétique fluide là où l’autre révèle une esthétique de la fragmentation. LW associe une douceur du rythme à une violence suggérée des images là où SG associe une violence du rythme à une douceur suggérée des images. Deux essais filmiques dans lesquels la violence de la situation politique et la violence du cinéma se rencontrent avec puissance.

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Footnotes

Source

Belloc, Chloé. “Matière de frontière / Frontière de la matière: Analyse comparative des films de Laura Waddington et Sylvain George (Episode I).” La Furia Umana, no. 9, Summer 2011. (Multilingual quarterly of theory and history of cinema.) http://www.lafuriaumana.it/index.php?view=article&catid=58. (Page inactive on August 8, 2024 but an archive exists at http://www.lafuriaumana.com.)

 

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