Laura Waddington

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Matière de frontière / Frontière de la matière: Analyse comparative des films de Laura Waddington et Sylvain George: BORDER & NO BORDER

Par Chloe Belloc

Épisode II. À la frontière: La reconstruction du réel entre politique et expérimentation1

1. « Caméra-au-poing » au point d’impossibilité

Point d’impossibilité : point où la société européenne révèle et signe son processus auto-immunitaire – au sens dérridéen du terme2. Selon Jacques Derrida, «la démocratie, en tant que telle, serait affectée d’une curieuse maladie congénitale, qui la frapperait partout et toujours, selon des degrés et des modalités diverses. Il s’agirait d’un type singulier de maladie, produite par l’organisme, qui s’attaquerait ainsi lui-même ».3

Caméra-au-poing : non pas en référence au cinéma comme « arme », mais à un cadre matériellement entre les mains des cinéastes.

Dans No Border, Sylvain George signe un cinéma de l’attention, entre politique et militantisme ; Laura Waddington, dans Border, signe quant à elle un cinéma de l’intuition, entre politique et intimisme.

Pour Sylvain George, « le cinéma est un moyen pur, qui permet d’établir une relation avec le monde, avec soi, avec l’autre, et qui ouvre par conséquent la sphère de l’éthique et du politique »4. Chez ce cinéaste, préside un souci d’attester au plus près des « conséquences catastrophiques des politiques publiques européennes en matière d’immigration et des situations et drames monstrueux qu’elles engendrent, et qui signent parmi les pages les plus dramatiques de l’histoire de l’humanité »5. Un geste où s’inscrit un parti-pris politique affirmé. Le cinéaste remet, en effet, en cause la distinction opérée dans les années 1980 entre cinéma politique et cinéma militant qui ferait de l’un le grand cinéma capable de saisir le monde dans sa complexité et qui réduirait l’autre à un discours assénant des vérités à coup de marteaux. Pour lui, le cinéma dans lequel il a grandi n’a pas été à la hauteur des enjeux historiques de son époque. Il place ainsi ses films sous le signe d’une question qui n’est autre que celle du politique, soit « comment le cinéma peut-il mettre en place un processus d’émancipation de l’individu » ? Dans No Border, Sylvain George est allé placer sa caméra au plus près de la misère dans laquelle vivent actuellement certains migrants au cœur de Paris. Les images de No Border révèlent des images rares. Ces images – l’intimité qu’elles revêtent, l’importance accordée au geste, au détail – signent le « toucher » singulier d’un regard : « il s’agit d’être dans un état de disponibilité au réel, d’écoute, d’accueil et de réception du réel. Les choses relèvent de ce que j’appellerais une théorie de l’attention, et Malebranche parlant de l’attention comme une prière naturelle de l’âme »6. La caméra de No Border est une caméra qui s’attache tant à la langueur d’un regard perdu, d’un arbre au coin d’une rue, d’un oiseau saisi au vol qu’à décrire au plus près le dénuement dans lequel vivent certains migrants à Paris.

L’image super 8 noir et blanc imprime à ces images une poétique du regard singulier emprunt d’une certaine tristesse et douceur mélancolique. Le choix du support super 8 noir et blanc se comprend à l’aune de la considération d’un cinéma éminemment politique qui vise à réinscrire le temps présent dans un dialogue avec l’ancien, l’histoire du cinéma et l’histoire politique.

Pour Laura Waddington, le réel est impossible à saisir, on ne peut que tenter de s’en approcher au plus près, d’essayer de le toucher en y imprimant son regard : « quand je suis revenue de Sangatte, j’avais le sentiment permanent que je ne pourrais pas communiquer ce que j’avais vu. Je savais qu’il était impossible de parler du point de vue des réfugiés. Tout ce que je pouvais faire c’était parler de ce que c’était de venir d’une société qui permette que cette situation existe ». Border est ainsi un film en forme de témoignage personnel sur ce que c’est de se retrouver là.

La réalisatrice de Border signe son film « a video by Laura Waddington». L’écriture de la vidéo est ainsi clairement revendiquée. Pour autant, habituée à travailler sur pellicule, la vidéo lui était d’abord apparue comme une relation limitée en terme filmique. Comme en partance à la recherche des potentialités filmiques de la vidéo, la vidéaste a, au préalable de la réalisation de Border, décidé de laisser de côté la caméra en faisant des films à partir d’images réalisées par d’autres personnes et ce, également dans une recherche du « réapprendre à voir». Sa vidéo s’inscrit dans la veine d’un travail plastique qui a su jouer avec la contrainte imposée par les réfugiés de ne pas filmer leur visages. Comme elle l’explique, « ils étaient terrifiés à l’idée d’être filmés »7. De fait, dans Border aucun visage n’apparaît de manière distinctive à l’écran. Le travail visuel de LW a précisément consisté à jouer de cet impératif, dans un mouvement constant d’aller-retour entre visible et invisible, lui permettant de retranscrire des corps en mouvement dans leur unité, sans morcellement du corps ou visages coupés mais sans que jamais non plus les visages ne soient révélés.

La vidéo est également selon elle un outil qui lui offre la possibilité d’une écriture de l’intime, du patient et qui, du fait des spécificités du numérique, lui permet de tourner beaucoup sans souci de l’économique, dans une relation essentiellement instinctive. « Pendant le tournage et la période qui le précède, j’essaie d’être aussi ouverte et disponible que possible et de laisser la place aux accidents et aux gens que je rencontre. (…). Je travaille lentement. (…). Je ne réfléchis pas à ce que je filme, allant seulement avec les gens et mon instinct »8. La maniabilité de sa petite caméra vidéo lui permet aussi d’entrer dans des situations et de filmer d’une manière qui lui serait autrement plus difficile du fait de la rapidité et de la fluidité de déplacement nécessaires pour suivre les réfugiés et fuir les traques de la police: Border est exclusivement tourné caméra à l’épaule. LW envisage ainsi son écriture davantage sous le signe de l’intime et de l’intuition, dimensions qui offrent également un terrain critique de choix.

2. Entre visible et invisible, le geste expérimental

Le geste de saisie du réel s’allie chez Sylvain George et Laura Waddington au geste de l’expérimentation : dans un mouvement de sursaut chez le réalisateur de No Border où l’expérimentation surgit comme « par effraction » au cœur de la séquence documentaire ; dans un mouvement de tension continu chez la réalisatrice de Border où l’ensemble des images relève d’une même uniformité plastique. Pour les deux auteurs, il s’agit de brouiller le visible, afin de signifier qu’il y a un autre visible à voir, jusqu’ici occulté, et dont la visibilité ne peut s’offrir qu’à une attention exigeante et douloureuse. « Il n’y a pas d’invisible au cinéma, pas plus d’ailleurs que d’inaudible. L’invisible est provisoire, n’est que du visible qui se cache et qu’il faut conquérir »9. Cette relation entre visible et invisible, agit ainsi comme une tension constante entre deux visibles, l’un caché et l’autre révélé. Pour autant, cette même recherche se traduit chez les deux réalisateurs de manière éminemment différente. Là où cette tension s’imprime chez LW dans l’image même du film, elle agit chez SG dans une tension dialectique entre les différents procédés de l’expérimentation dont il fait usage au cours du film.

Pour Sylvain George, « l’expérimentation est un processus qui fait apparaître l’infini tapi dans le fini, la mobilité au sein de la fixité. Un processus est à l’œuvre qui sélectionne et libère des forces nouvelles, à l’intérieur des êtres comme dans les failles de l’ordre existant. Il opère une césure avec le monde commun et les représentations dominantes, une brèche dans la trame de l’espace et du temps, libérant ainsi les virtualités et possibles des individus, des « dominés », des exploités, des oubliés »10. Du cinéma avant-gardiste des années 20, Sylvain George hérite de sa recherche formelle : il use de ressorts tel que l’inversion du négatif, le ralenti, l’accélérée, la répétition d’images, comme d’autant de gestes qui surgissent dans le corps du film. La recherche expérimentale de No Border s’inscrit dans une recherche de traduire au plus près la réalité filmée en isolant comme une « mise en arrêt » des détails, un motif (répétition d’une image), en mettant en valeur différentes temporalités (ralenti, accéléré), en provoquant des ruptures (inversion du négatif). Ces usages s’impriment avec constance mais s’inscrivent de manière éparse tout au long du film. La répétition associée au ralenti est également maintes fois utilisée : dans le corps du film, plusieurs visages sont ainsi mis en valeur par ce procédé. Dans ce geste – saisir dans la foule des visages sur lesquels l’usage de la répétition d’un gros plan associé au ralenti les arrête de manière inévitable – se traduit l’héritage des Guianikian dont le cinéaste se revendique11. La signification du geste de SG est différente que chez les Guianikian, bien qu’elle y fasse aussi écho d’une certaine manière : le travail du cinéaste peut en effet se lire comme une recherche visant à déceler ce qui est aujourd’hui à l’œuvre dans la société française, pour un potentiel basculement des possibles que ce soit sous l’angle de la dégradation (d’une société qui persiste dans son immobilité politique) ou de l’émancipation (d’une société qui réinscrit dans son champ la voix des marginalisés). Il s’agit néanmoins surtout ici de mettre en valeur l’héritage d’une démarche formelle par lequel des visages surgissent du temps quotidien.

Car c’est bien l’inversion du négatif qui revêt le geste le plus significatif de No Border en ce qu’il condense l’appréhension du geste cinématographique tel que le conçoit Sylvain George. En mélangeant des images inversées et non inversées, Sylvain George crée des « tensions écraniques dont la logique repose sur l’idée de déséquilibre »12. Or précisément ici, le cinéma est appréhendé comme un outil pour attester de l’impossibilité d’une situation actuelle qui pourtant existe et ce, également aux fins de mettre en exergue les virtualités à l’œuvre dans le temps présent pour un autre ordre des possibles. Il s’agit ainsi d’un cinéma qui se place sous le signe d’une mise en question de la frontière entre possible et impossible. Le prologue du film en est l’évidente expression. Il fait apparaître un soleil filmé en gros plan mais, du fait de l’inversion du négatif, le soleil est ici devenu noir. Le soleil noir, impossible dans le champ visible du réel devient ici possible par la puissance propre du cinéma. En exprimant par l’image ce qui est inconcevable dans la réalité, ce geste signe la mise en exergue d’une démarche cinématographique cherchant à révéler une réalité autre, à rendre possible l’impossible dans l’espace du film, et par là à déstabiliser notre appréhension du réel. Un geste éminemment politique, éminemment poétique aussi puisque se dévoile sous nos yeux la figure de l’oxymore poussée en son paroxysme: le soleil noir est par essence la figure de l’impossible. Dans le soleil noir s’imprime également le registre mélancolique du regard poétique de l’être pensant qui ne se satisfait pas du cours actuel du monde.

Si, dans le cas du soleil noir, la réalité saisie est clairement identifiable, l’usage du négatif inversé dans une autre séquence déforme la réalité, la rend méconnaissable, difficilement saisissable : « à peine l’image entr’aperçue qu’elle s’évapore déjà, en raison du caractère insaisissable qu’elle revêt à travers son mouvement propre »13. Dans un long-plan séquence de foule, l’inversion du négatif fait revêtir à l’image l’aspect d’une masse corporelle blanche et opaque où l’on ne distingue rien si ce n’est le mouvement global des corps, mais où surgit néanmoins distinctement un écriteau aux lettres noirs « Monceau fleurs » – qui vient réinscrire la scène dans un contexte précis -, et un homme assis au coin d’une rue, replié sur lui même comme pour se protéger du mouvement incessant de la foule. Dans cet espace à la réalité filmique difficilement saisissable, le seul être qui est rendu visible par le cinéaste est celui-là même qui se voit relégué aux marges de l’invisible dans le champ du réel. Se joue ici une tension entre deux niveaux de visible, celui qui se révèle de prime à bord (la foule) et celui qu’il faut chercher à révéler (les personnes marginalisées).

L’expérimentation est ainsi appréhendée comme un geste permettant de mettre en jeu les représentations convenues du possible. Le cinéma comme un laboratoire à même de mettre les choses en mouvements. Cette recherche de « mise en jeu » imprime au film une alternance de rythmes vifs et lents où symphonies visuelles et symphonies musicales résonnent en écho, évoquant par là même le registre lyrique de l’élégie. A cette « mise en jeu » du monde répond une mise en jeu du « je » : « les migrants dans mes films peuvent m’aider à travailler sur moi-même. Et mon travail aussi peut leur permettre de passer un certain nombre de choses, de traduire l’expérience de la migration. Le film devient un espace commun, construit sur la confrontation de deux réalités : la mienne, et la leur ». La force du film vient de ce quelque chose comme d’un partage des expériences : le cinéaste, ayant lui-même grandi dans des zones de ségrégations sociales, s’est saisi de la caméra dans un souci qui est aussi celui de se traduire et ce, dans une tension dialectique avec le monde.

De même que Sylvain George, Laura Waddington n’adhérait pas à la manière dont les réfugiés étaient dépeints dans les médias – comme des assaillants aux portes de l’Europe. Elle a voulu donner à son film un aspect différent : « je voulais faire un film très lent et subtil pour que les gens puissent difficilement comprendre pendant qu’ils regardaient le film, mais que peut être quelque jours plus tard, le film reviendrait à eux et qu’ils s’interrogeraient sur comment une telle réalité pouvait exister. J’espère qu’ils pourront le concevoir comme une sorte d’atmosphère ou comme un lieu dans lequel ils sont rentrés »14. Le travail expérimental de LW se comprend à l’aune de cette démarche.

Border se caractérise par une image constamment à la frontière du réel et de l’irréel, du rationnel et de l’irrationnel, du visible et de l’invisible, une image oscillante qui crée un « espace vibrant » caractérisé par une unité dans la tenue des effets visuels. Les effets utilisés par Laura Waddington pour donner à son image cette singularité de mouvement au sein même de l’image sont les mêmes sur l’ensemble du film. Les images sont filmées intégralement de nuit avec un obturateur grand-ouvert, leur faisant revêtir un effet de saccade et de ralenti induisant sur l’espace et sur les corps un mouvement subreptice d’oscillement. Une image- matière où le bruit de l’image se révèle, une image où se ressent quelque chose de palpable, de remuant. Cette légère déformation vibratoire de l’image est la constance de l’image dans Border : l’image est devenue vibration oscillante. Des couleurs variées et changeantes comme une constellation sombre mais une palette unifiée sur l’ensemble du film. L’image devient une peinture mouvante, infiniment sensible. Cette image est l’image de Border, comme si elle se voulait être une image éponyme du point d’impossibilité sur lequel la réalisatrice a choisi de se placer.

Dans Border, il y a l’expérience des réfugiés qui tentent de passer la frontière et l’expérience de la vidéaste qui les suit. La narration expérimentale de Border se caractérise par une énonciation où la forme interrogative intervient de manière récurrente. A cette narration s’allie le mouvement d’un cadre qui se cherche (recadrage) révélant une image fragile tournée sur le vif. LW met en scène une vision partielle, inachevée, en tâtonnement, en questionnement comme une sorte de carnet de notes inachevé. La force du film vient de ce quelque chose comme la violence poétique de l’enfance, le sentiment que nous avons de voir pour la première fois.

Border de LW et No Border de SG, dans leur réalisation de forme et de contenu sont des résistances au schéma dominant à la fois cinématographique et politique. La recherche plastique des deux cinéastes signe le souci de rendre compte d’une réalité qui leur est insupportable tout en évitant l’écueil du misérabilisme : ici, les cinéastes n’adoptent pas une position de surplomb, qui reviendrait à filmer pour les réfugiés (à parler au nom de et à la place de). Non pas filmer pour mais filmer avec. Le film agit sur les cinéastes comme une « mise en risque de soi » au sens propre comme au sens figuré, où le je s’exprime dans une tension constante avec les sujets qu’ils filment, dans une recherche de l’autre qui est aussi une recherche du soi et de son rapport au monde. Dans Border, on y trouve donné à leur lisibilité, une inquiétude sur l’objet de l’expression, sur le fond de l’expression, sur le moi, sur les autres. Dans No Border, on trouve de la mise en mouvement, la « mise en jeu » des corps et de nos représentations du monde : créer du jeu de par l’usage des potentialités contenues dans la matière filmique afin de mettre en exergue les virtualités contenues dans le monde réel. Deux films où se joue de manière constante, dans le mouvement du film mais également au sein même de l’image, une tension entre des forces qui s’affrontent et s’affectent mutuellement : document et expérimentation, réel et irréel, visible et invisible, lumières et ténèbres. Du fait du geste expérimental, SG et LW installent leur spectateur dans une posture similaire de recherche du réel, en tant qu’il le place dans une posture singulière d’attention, où les conventions traditionnelles du cinéma documentaire sont battues en brèche. Deux films qui réinscrivent la possibilité de l’attention du spectateur dans la cacophonie visuelle et sonore actuelle, qui lui permettent de se réinvestir de ses propres virtualités de spectateur : regarder, penser, ressentir sans que la rigidité de l’écran ne l’étouffe dans une agitation annihilante. Border transforme la surface de l’écran en une « inquiétante étrangeté », No Border la transfigure en une « intranquilité permanente ».

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Footnotes

Source

Belloc, Chloé. “Matière de frontière / Frontière de la matière: Analyse comparative des films de Laura Waddington et Sylvain George (Épisode Ⅱ).” La Furia Umana, no. 10, Summer 2011. (Multilingual quarterly of theory and history of cinema.) http://www.lafuriaumana.it/index.php?view=article&catid=59. (Page inactive on August 8, 2024 but an archive exists at http://www.lafuriaumana.com.)

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