Laura Waddington

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Demain Vous n’y Penserez Plus

Par Marion Hohlfeldt

Extrait p. 1

La migration en tant que passage par excellence entre passé et future, constitue un entre-deux, liminal, dont le présent lui-même devient imprévisible. Dans son oeuvre Border, 2004, Laura Waddington capte cet état de liminalité des migrants bloqués aux bords de la Manche, dernier obstacle à franchir pour atteindre le pays choisi comme destination. En 2002, l’artiste a passé plusieurs mois dans les alentours de l’ancien camp de réfugiés de Sangatte, filmant avec une petite caméra vidéo les migrants, afghans et iraquiens pour la plupart, qui tentent par tous les moyens, de rejoindre l’Angleterre. Filmée de nuit et utilisant comme seule source d’éclairage la lumière ambiante, la vidéo traduit la situation critique des clandestins en mal de partance.

« Pour les réfugiés,» explique-t-elle; « (…) ces phares représentaient le people français avec lequel ils avaient très peu ou pas de contact. (…) Il existe un contraste brutal entre les réfugiés qui marchent continuellement et les phares des voitures qui les dépassent sans cesse7. »

Contraste brutal entre les vitesses de déplacement – de migration et de voyage –, contraste brutal également entre les lieux – clandestin et domestique – espaces qui ne se rencontrent guère et qui ne constituent pas de « zones de contact », mais plutôt “une arrière-cour de l’Europe” pour reprendre les mots de l’artiste “comme un miroir du monde auquel nous avons choisi de tourner le dos”

L’espoir désespéré des exilés se focalise sur le passage. Être bloqué sur les bords de la rive ne peut donner lieu à une demeure. Cela ne permet de concevoir le présent qu’en transit, éphémère, incertain. La proximité des habitations souligne l’inhospitalité de ces terrains vagues aux alentours du tunnel sous la Manche et renforce l’aspect liminal de cette vie suspendue. La liminalité, invoquée par Victor Turner pour décrire le moment de passage dans les rites d’initiation, s’applique violemment aux clandestins de Sangatte sans pour autant proposer un quelconque espoir fondé de réintégration. Ainsi, note Turner, la personne

«Durant la période liminale, est structurellement, sinon physiquement, “invisible”“ Elle ne possède rien “ni de statut (…), ni de rang (…) rien pour se démarquer structurellement de (ses) camarades (de fortune)8. »

Les individus liminaux ne sont « ni ici ni ailleurs: ils sont dans un entre-deux, entre les positions assignées et instaurées par la loi, les coutumes, les conventions et les cultes.9»

Border traduit le vécu de l’artiste en expérience esthétique au travers les images qu’elle déforme, utilisant des ralentis et des arrêts, enrayant le son. Par la forme, elle donne une dimension inédite à la tragédie politique qui se joue devant nous, condensant l’imprévisible dans un récit lui-même oscillant entre contemplation et reconnaissance. Les modalités de construction de la vidéo détournent le regard autant du « direct » que du documentaire pour laisser apparaître l’image. En tant qu’oeuvre, produisant un déplacement contextuel du regard, ces images du déplacement, qu’il soit choisi ou subit sont « toujours inséparable de l’interaction culturelle et imposent de remettre au travail les notions ordinaires d’identité10. » Or, rappelant Stuart Hall, l’identité « n’est pas seulement un being mais elle est surtout un becoming11», un devenir, imprévisible, un à-venir.

Footnotes

Source

Hohlfeldt, Marion. “Demain vous n’y penserez plus.” Journal d’Exposition: Galerie Art & Essai, no. 10, Université de Rennes 2, April 2010: p. 1. Published in conjunction with the exhibition of the same title at Galerie Art & Essai, Rennes, April 29–June 5, 2010.

(An English translation of the relevant excerpt is also available under the title “Tomorrow You Will No Longer Think About It” on Laura Waddington’s website.)

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