Border
Par Fabrice Marquat
La veille de Noël 2002, le camp de Sangatte est démoli. Durant quelques mois, ce lieu et ces occupants furent passés à la moulinette médiatique : à quelques encablures de Paris, des hommes, des femmes et des enfants jouent leur vie sous nos yeux pour rejoindre ce qu’ils pensent être leur Eldorado. Puis plus rien. Le camp détruit, les réfugiés et leur destin cessent d’exister eux aussi pour les médias. Retour au calme et à la normalité.
Laura Waddington, elle, les a accompagnés, tout au long de leur longue et périlleuse route. Lorsqu’ils atteignent le Pas-de-Calais, après les milliers de kilomètres parcourus depuis l’Irak ou l’Afghanistan, l’ultime frontière semble infranchissable : c’est là que la cinéaste-nomade* décide de filmer l’attente, la peur et la frustration. De nuit et avec une mini DV, elle reste au plus près de ces corps fantomatiques et insaisissables, mais toujours imprégnés de vie. Ses images – grenelées et au ralenti car tournées l’obturateur grand ouvert – questionnent la notion de frontière et d’espace : Sangatte est un lieu où les habitants locaux s’informent, via le journal télévisé quotidien, du destin de réfugies échoués à quelques centaines de mètres de leurs maisons. Une absence de contact matérialisée dans le film par de récurrents éblouissements de phares de voitures qui, sans s’arrêter, captent froidement ici un visage derrière un grillage, là un groupe marchant sur une petite route… Une mise en lumière de toutes les déviances de la mondialisation concentrées dans le microcosme d’un camp de la Croix-Rouge et de ses environs. La réalisatrice, en jouant de la vitesse d’obturation de son objectif, semble vouloir figer cet espace-temps et dévoiler une troisième dimension dans laquelle des trains occidentaux lances à pleine vitesse – pour véhiculer des gens très pressés – blessent et tuent des candidats au voyage d’un autre monde.
Le spectateur est alors plongé dans cet univers de silence(s) et d’impuissance où seule la voix de Laura Waddington – intime et dénuée de tout didactisme – guide ses émotions vers une certaine forme de lumière et de beauté. Une esthétique ici justifiée par le parti pris technique de la cinéaste et non par la volonté de maquiller une tragédie politique en chorégraphie artistiquement fédératrice et séduisante. En s’éloignant radicalement d’une narration traditionnelle Border fait appel – et confiance – à nos sens pour capter et assimiler toute la violence qu’il contient.
Laura Waddington est anglaise. Elle a vécu illégalement sept ans aux Etats-Unis avant de voyager dans les Balkans et au Kurdistan ou elle rencontre et suit des candidats à l’immigration européenne. Zone et Cargo, deux de ses précédents films, sont eux aussi construits autour de récits sur l’errance et le voyage.
Source
Marquat, Fabrice. “Border.” Bref: Le magazine du court métrage, no. 73, Paris, July–August 2006.
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