Laura Waddington

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Plasticités des violences politiques au début du XXIe siècle

Par Bidhan Jacobs

Extracts pp. 145–147

Certains artistes nous invitent à rompre « avec notre certitude à voir le réel », et par conséquent avec les médias dits d’informations et leur réseau audiovisuel mondial à très haut débit. Qu’avons-nous perçu au fond des événements – 11 septembre 2001, guerres, politiques anti-migratoires – qui ont notamment marqué ce début de siècle, qu’avons-nous perçu des réseaux de significations dans lesquels ils sont pris ? Autrement dit, que connaissons-nous vraiment des répercussions amples de certaines décisions politiques violentes, à court terme sur les populations qu’elles visent directement, mais aussi à moyen et long terme pour l’existence de tous ? Quelles formes plastiques l’art documentaire peut-il donner à ce qui justement ne relève plus du cadre factuel ? Au moyen de quelles investigations des technologies filmiques ?

Trois artistes nous amènent à lever un peu le voile sur un pan du réel qui nous a échappé, choisissant des approches implacables des technologies filmiques pour remettre en cause leur propre regard ainsi que l’acte de filmer : Jérôme Schlomoff remonte dans l’histoire des techniques en fabriquant sa propre caméra sténopé ; Laura Waddington et Florent Marcie éprouvent leurs caméras mini-DV dans des conditions extrêmes de très faible luminosité, bien en deçà du confort de manipulation envisagé par l’industrie qui les avait conçues. Ces cinéastes exploitent ainsi toute une amplitude de longs temps de pose ou de techniques de faibles vitesses d’obturation aboutissant à un riche éventail de formes dilatées, vibrantes ou éruptives, qui figureraient certaines violences politiques et leurs effets.

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Le film de Schlomoff semble se prolonger dans deux œuvres : Border (2004) de Laura Waddington et Saïa (2000) de Florent Marcie, qui exploitent les propriétés des petites caméras mini DV apparues à la suite de l’introduction de la norme DV (Digital Video) en 1995214. Munies d’une technologie électronique très poussée, celles-ci descendaient, pour les plus performantes, à la demi-seconde. Par ailleurs, la faible vitesse d’obturation permettait techniquement de gagner en luminosité. Or, ces caméscopes jouissaient d’une très grande sensibilité puisqu’ils étaient capables de produire des images avec seulement un lux, voire pour certains, moitié moins. Aussi, permettaient-ils des conditions de tournage impossibles à envisager auparavant avec l’analogique (argentique ou vidéo), à condition d’être employés au-delà du confort de manipulation envisagé par l’industrie qui les avait conçus215. Le principe de l’obturation électronique est particulier puisque les cellules du capteur restent soumises à la section lumineuse de manière continue : il convient donc de réduire électroniquement le temps d’exposition de la section du champ lumineux, autrement dit, de déterminer une période utile et une période d’obturation. La période utile correspond à la durée pendant laquelle les charges emmagasinées sont transférées vers les registres de stockage ; la période d’obturation génère également des charges, mais elles sont éliminées. Ainsi, l’obturation électronique ne correspond-elle pas à l’éclipse de l’obturation mécanique mais à une ellipse.

Border est le résultat de près d’un an d’investigation que la jeune cinéaste britannique née en 1970 a mené sur la vie des hommes et des femmes du camp de Sangatte. Le travail de la cinéaste lie trois principales préoccupations. Tout d’abord, elle éprouve les dernières technologies audiovisuelles industrielles pour remettre en cause son propre regard. Ainsi l’expérimentation radicale de la mini DV doit-elle être vue dans le prolongement de son travail depuis le début des années quatre-vingt-dix : caméra-espion cousue sur sa veste et, par conséquent, mue par son corps dans Zone (1995) pendant une croisière du Queen Elisabeth 2, les quinze films en Hi8 qu’elle a demandés par Internet à des connaissances à travers le monde pour concevoir The Lost Days (1999)216, ou encore les images de violences policières téléchargées pour Still (2009). La technologie peut alors entrer en résonance avec ses deux autres préoccupations : d’une part, faire acte de résilience et désobéissance systématique face aux entraves mises en place par les politiques anti-migratoires et au démantèlement du droit d’asile ; et de l’autre, montrer une attention soutenue « à ceux que la société ne veut ou n’ose pas voir ; les gens attendant dans les limbes et aux frontières, parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans l’histoire politique dominante ou nos besoins économiques217 ».

Waddington, grande itinérante familière des migrations, ayant notamment parcouru les routes empruntées par les exilés depuis le Moyen-Orient, s’est retrouvée au camp de la Croix-Rouge de Sangatte dès l’automne 2001, peu après l’attaque contre le World Trade Center et les bombardements perpétrés en représailles en Afghanistan par les États-Unis avec la contribution de l’Europe, dont l’Angleterre et la France. Elle est venue filmer pendant les nuits de mars à août 2002, puis à nouveau en décembre 2002, lors de la fermeture du camp décidée par le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy en concertation avec son homologue britannique David Blunkett. Elle a vécu et documenté, comme personne d’autre n’avait jamais osé le faire auparavant, les tentatives des exilés de s’immiscer depuis les champs dans les camions et trains pour passer de l’autre côté du tunnel sous la Manche. Ce travail a généré près de deux cent cinquante heures de rushes.

La vibration éruptive à laquelle elle aboutit n’est en aucun cas accidentelle. Suivant dans l’obscurité les personnes tapies dans les hautes herbes autour du camp, la très faible luminosité l’a amenée à recourir à la plus petite ouverture relative possible et à une faible vitesse d’obturation permettant un échantillonnage de la moindre variation de la section du champ lumineux dans l’objectif. Cette technique a trois conséquences : Waddington ne pouvait se rendre compte de ce qu’elle filmait sur le petit écran de sa caméra ; elle poussait la sensibilité des capteurs dans leurs retranchements, les obligeant à traduire les faibles magnitudes de lumière en de longues séquences hachées de bruissement de pixels ; enfin, ses mouvements, tremblements, dus à la tension permanente de devoir se mouvoir vite et furtivement, transformaient les quelques réflexions lumineuses sur les corps en traînes palpitantes. Plus intéressant encore : les seules sources de fortes lumières ponctuelles venaient, soit des véhicules passant sur la route, soit des faisceaux des torches des policiers ou des hélicoptères traquant depuis les airs les exilés comme des criminels ; halos, faisceaux, éblouissements étant amplifiés par la technique de Waddington et transformés en sources potentielles de dangers et de destructions. D’ailleurs, les policiers aveuglaient souvent les clandestins et la cinéaste avec leurs torches si puissantes que le matériel de Waddington en a gardé des traces : quelques cellules du CCD de sa mini DV ont été endommagées218. Ainsi, l’extrême violence physique et psychologique, infligée en permanence aux exilés et que la cinéaste nous relate dans son texte bouleversant en voix over mais ne nous montre jamais, fait irruption grâce à cette faible vitesse d’obturation. Ces hommes, femmes, enfants, acculés à une frontière, humiliés, pourchassés, martyrisés à Sangatte, mutilés ou tués par les accidents pendant les dangereuses traversées du tunnel, sont figurés, grâce à cette vibration éruptive, à la hauteur des crimes subis et qu’ils tairont à jamais219. Simultanément, les formes convulsives, incomplètes et distendues qu’ils sont devenus, ne se rompent pas : malgré toute la puissance de l’arsenal juridique, politique, sécuritaire et répressif, leurs corps gardent leur cohésion, démontrant la force irrépressible qui les pousse et qui laisse la cinéaste admirative. Elle élève ces gens qu’elle a intimement connus en figures de résistance héroïque et les magnifie, comme ce garçon dansant avec une couverture, tel un feu pétillant refusant de s’éteindre, même si, ainsi que l’écrit Waddington, « l’histoire souffle, comme les vents, en cercles220 ».

Footnotes

Source

Jacobs, Bidhan. “Plasticités des violences politiques au début du XXIe siècle.” In Un art documentaire: Enjeux esthétiques, politiques et éthiques, edited by Aline Caillet and Frédéric Pouillaude. Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2017: pp. 143, 145–147, 149.

(Jacobs, Bidhan. “Plasticités des violences politiques au début du XXIe siècle.” Paper presented at Un Art documentaire: Enjeux esthétiques, politiques et éthiques, Université Paris-Sorbonne, June 3–5, 2015. [An adapted version of the presentation was later published in a book of the same title as the colloquium.])

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