Caméras Libres

Philippe AzouryLibération, Paris, 2004.

Par Philippe Azoury

Le 57e Festival de Locarno est marqué par quatre films hors normes, dont le choc BORDER qui ringardisent une compétition ronronnante, pour l’heure sauvée par un racé “Andre Valente”.

Que peut une heure et demie d’une formule usée jusqu’à la corde devant une bouffée d’oxygène de vingt-cinq minutes ? Rien, et c’est la première nouvelle, ni bonne ni mauvaise, que l’on ramènera de Locarno. Cette 57e édition du quatrième grand festival de cinéma (après Cannes, Venise et Berlin) devrait rester pour cela : la fracture entre, d’un côté, un cinéma moyen fabriqué selon le ronron de la production, parlant un espéranto insipide, montrant une image ripolinée, où rien ne doit déranger un humanisme de bon aloi ; et, de l’autre bord, quelques objets faisant de la caméra un usage subjectif et hors norme, cette fracture est désormais grande ouverte.

(…)

Bus, stop, cargo. Mais le choc du festival, c’est le cinéma de Laura Waddington. 34 ans, anglaise, elle a vécu illégalement à New York puis passé quelques années à voyager en compagnie des exilés du monde, dans les endroits les plus risqués. Ayant la phobie des avions, elle a fait ces trajets en bus, en stop, en cargo. Mais à part des avions, Laura Waddington n’a peur de rien, et sa caméra numérique porte tout son courage autant que sa conscience. En bandoulière. Border (compétition vidéo) est la trace de ces mois où elle resta à Sangatte, dans les bois, chaque nuit, en planque avec les réfugiés irakiens et afghans. Captées clandestinement, l’obturateur grand ouvert, presque au ralenti, ces images livrent une expérience esthétique de la peur, de la traque, comme tombées d’un cauchemar peuplé de figures floues. Border enchaîne les bois de Sangatte à cette part d’imaginaire terrorisée tapie profondément en chacun de nous.

Quatre films, 80 minutes de projection au terme desquelles on ne sait plus ce qu’est le cinéma, du moins la frontière entre le cinéma et le reste. On sait juste un truc de plus sur ce qu’est l’art: une prédisposition ultrasensible à vibrer avec la faillite du monde.

“Caméras Libres” par Philippe Azoury, Libération, Paris, August 11, 2004