Border Free Zone

Thomas MorelliSextant Magazine No1, France December 2005 pp. 46-47..

By Thomas Morelli

Le cinéma c’est une sommation du réel qui nous donne à penser sur les choses en même temps qu’elle nous donne à penser avec les choses.

JEAN MITRY

En 2002, aux abords du camps de la Croix Rouge de Sangatte, Laura Waddington, vidéaste rompue dans le filmage clandestin (son précédent film Cargo l’enfermait dans une soute) choisit de se fondre dans le paysage, en bordure, pour photographier les figures mouvantes d’une échappée, celle des réfugiés afghans ou irakiens vers l’Angleterre … Au moment de la fermeture du camps, lorsque les réfugiés continuent d’affluer, un autre tour­billon humain gyrophare laisse monter un cri : celui de la dignité humiliée : De l’Autre côté, version nuit.

Le bruissement de la lande

“Le silence éternel des espaces infinis m’effraie” (Pascal)

Une nuit étrangement belle. Presqu’une nuit américaine, une nuit littéralement négative comme le revers d’une promenade de plage. Crépitement rouge de pollution lumineuse, un espace inaugural de science fiction, où émergent des formes abstraites, au milieu d’un paysage surprenant comme un envers du monde déjà un inframonde.

Tapie en lisière froide d’une friche déserte, «a-zone” suspendue entre le non lieu et le non-droit, une image granuleuse scrute des natures mortes (mort-vivantes ?) : silhouettes patientes, tendues dans l’agitement lent des hautes herbes. Plus loin sur la route, une caravane d’ombres tacites et résignées : un flux ténébreux happé vers un mystère de signaux lumineux. Tropisme sans retour : si les français roulent plein phares sur ces rubans hon­teux, nul pour effectuer le trajet à pied à cette heure incertaine. Plus tard encore, ballet histrion de l’espoir, feu follets espiègles de parkas et de capuches pirouettent devant les grilles du camp. De façon intermittente, la respiration pulsative et brouillée du film accueille de façon sérielle, un rituel hypnotique : l’attente animale ; des processions fantôme, des mirages d’ombres épar­ses. On se prendrait à se sentir protégé de ce côté-ci tant cette stratégie ralentie de l’effleurement absorbe, paradoxalement dans sa dilatation dense, l’effet loupe des auréoles torches, après coups.

Un flottement dissolvant, dont la rétention provoque un effet retard d’une violence-crampe, où une exode sans visage, répète le motif clignotant de la disparition au fond du plan. Avalés par l’horizon comme digérés par !‘Histoire. Déportés hors champs. Un portrait en mouvement d’une procédure d’éviction sidé­rante auquel nous convie l’écarquillement désespérément ubi­quiste de la caméra.

Au travers de cette expérience plastique atemporelle sur la dis­tillation aveugle de l’ouvert, Border renouvelle l’aventure de la perception, celle d’une inquiétude mutante, d’une peur latente dont le processus de transformation insensible simultanément contamine l’urgence. Cette peur vectrice laisse ce qui arrive dans le champ composer avec cette conscience sourde que le hors champs généré par la dimension d’un affût, la prolifération des lignes de fuites, associée à une indétermination – leitmotive, creuse comme une anacoluthe : une écorchure de la représen­tation où s’engouffre tous les questionnements de l’interpréta­tion vers un en-deça limitrophe fantastique, pour ne pas dire monstrueux. “Là mais où comment?”

Sur cet horizon prémonitoire, Border se positionne à la croisée d’une révélation d’ordre photographique et de la capture ciné­matographique. Cristallisation déchirante, violence sourde à la jonction de l’enregistrement “coûte que coûte” et de l’arrêt sur image. Tension palpable à son paroxysme dans l’œil du cyclone quand se confrontent brigade armée venue réprimer un regrou­pement d’hommes en colère : un tourbillon pyrotechnique de corps et de cris enlacés en un maelstrom houleux. L’humilia­tion organisée collective sous une lumière aveugle, comme face innommable de ces ombres découpées. Seul épisode en voix in où in presentia, le son s’agglutine (colle) à l’historicité de l’image. Infime raccord séquence clair de ce film-vague (de terrain vague peuplé), qui permet de faire retour a fortiori sur ce second régime redoublant l’écoute des images, là où la naissance de la parole colmate leur évanescence, leur mutisme humilié.

Le grain de la voix

Un cinéma de la voix, opérateur alternatif entre l’outre monde et l’au-delà : dans cette zone de défiguration, au seuil de résis­tance des images en fuite, la parole prend un surcroit de corps, effectue cette traversée sensible. Une catalyse presque performa­tive : parler depuis les images, c’est figurer en soi tangiblement et idéologiquement l’identification, c’est actualiser, restituer une épaisseur historique. relier dans la grande histoire de la moder­nité la pulvérisation individuelle.

Une conception sonore dont la coalescence pathétique et idéo­logique est profondément combinatoire. Une nappe phréatique sonore, contrepoint-frère du thème céleste de l’ange wender­sien qui survole Berlin dans Les Ailes du Désir sur les mesures de Jurgen Knieper – Version terrestre voire underground qui frôle, puis extrapole le lent bruissement mental des séquences noma­des. Une mise en condition souterraine, qu’impressionne, dis­continue et sentencieuse (au sens fort) la parole de la cinéaste, empreinte d’un éraillement frileux, à la manière d’une «relation» – carnet de bord. Une dissémination de prénoms, traçabilité de l’exil – une prise en charge mémorielle qui prolonge la rétention des images, voix-sirène de chœur antique destinée à égrener la saga moderne irrémédiable de l’exil. Par le jeu de cette mise en place, à la fois laconique et climatique, une parole-émanation s’impose comme fondatrice d’une naturalité : celle des tragédies minuscules, Sisyphe revisité sur l’autel de la déréliction contem­poraine individuelle ordinaire.
Un récit-charge qui configure une stéréovision liée à l’expé­rience émotionnelle (au sens compassionnel du terme).

Derrière ce langage commentaire« tapissé de peau », surgi de ces hautes solitudes, ce qui se transmet, c’est une certaine qua­lité d’écriture du vacillement à l’œuvre, tremblement de soi comme adresse et comme outil : un équilibrage subtil et persis­tant d’images qui se fondent sur la subsistance de la parole tout en refusant désormais à jamais de s’effacer. En définitive, un double récit, une réversibilité qui compose un effet mélancoli­que où son et musique participent de notre intime.

Un double montage en travail, comme écho lointain de la trilo­gie de Chantal Ackerman (D’Est, Vers le Sud; De l’autre Côte) et en particulier d’un film vaste – lumineux celui- là – surexposé, organisé de part et d’autre d’une frontière-rempart, mur immense posé au milieu d’un désert splendide et terrible. De l’autre côté de la peur, Border redessine les séquences nocturnes de vidéo-sur­veillance infrarouges (Vue du Ciel en négatif), qui radiographient le paysage mexicain inversé de Chantal Ackerman.

Si la frontière est un franchissement, Border jette un nouveau pont, au milieu de tout ce qui sépare : un journal mélancolique qui ne saurait conjurer la désolation de ce qui va seul, mais qui pose un témoignage immémorial et surtout réussit à communi­quer chez le spectateur la production de cette sensation vertigi­neuse car ténue comme une écorchure dans un paysage de dunes : l’irréparable.
Le 24 décembre 2002, le camp de Sangatte disparaissait : sans laisser de traces.

Thomas Morelli, “Border.Free Zone” Sextant Magazine No1, France December 2005 pp. 46-47.